Sébastien Van Malleghem, Démunis

 

Corbeil-Essonnes : ville en fin de ligne RER à 30 km de Paris. Aux registres de la mairie plus de 50.000 habitants. Chaque année, 4 500 demandes de logements sociaux s’égrènent au rythme de 90 attributions annuelles, sous un délai d’attente.

 

Photographe résident pendant un an, j’ai arpenté cette commune à la rencontre de ses fantômes : des hommes, des femmes, quasiment devenus des ombres, prostrées sous un arbre ou un pont ; des réfugiés, sans domiciles devenus

squatters, qui disputent aux rats le confort de locaux à poubelles ; des parents anéantis, qui abritent le sommeil de leurs enfants sur la banquette arrière d’une voiture…

 

L’écume sombre d’autant de faillites personnelles, de ruptures sociales ou familiales, de maladies brutales, d’addictions, de migrations, de vies brisées. Face à l’accumulation de ces naufrages, l’impuissance de l’état français est patente et masque, autant qu’elle ne légitime, une attitude parfois démissionnaire, souvent désarmée… Ici, drames humains et situations d’urgence redéfinissent la banalité du quotidien.

 

Le changement de norme défalque le politique d’une prise d’action décisive sur la réalité de terrain et impose un nouveau référentiel à une classe moyenne déjà vacillante : cadre urbain scarifié par la pauvreté et l’indigence, espaces

stigmatisés par l’insécurité, hygiène publique déficiente, infestation de rongeurs et de parasites, insalubrité conquérante, dévalorisation du patrimoine familial, partition de biens immobiliers au profit de marchands de sommeil et autres bailleurs sociaux rarement inquiétés par faute de moyen pour ne prendre aucun engagement, s’enrichissant sur la misère de leurs locataires.

 

Arc-boutés contre cette pauvreté endémique, services municipaux appauvris par la décentralisation et réseau associatif tentent de repousser une surenchère tout aussi inévitable qu’inadmissible : services sociaux surchargés, distributions de nourriture et maraudes nocturnes en centre-ville, patrouilles motorisées à travers tout le département de l’Essonne. Leurs actions, elles aussi, ressassent son leitmotiv : « Appelez le 115 » ; un numéro d’urgence sociale à ce point débordé qu’il sonne longtemps dans le vide. Aux abords de l’hiver, j’ai été témoin de l’impuissance des services d’urgence sociale à répondre à la détresse de familles ou d’isolés sans abri. Ici, les possibilités de relogement d’urgence se réduisent à d’anciens hôtels de la ville, convertis en centres d’hébergement. Parfois dépourvus de sanitaires, ces hôtels peuvent se révéler tout aussi douteux dans les cohabitations qu’ils imposent aux mineurs et aux plus fragiles.

 

L’accès à ces hôtels m’a été refusé par l’administration départementale, l’accueil de jour du centre-ville de la Croix-Rouge et par différents hôtels indépendants – tel le Saraga, un ancien Formule Un qui affiche la nuitée à 20 euros.

Ces refus ont à eux seuls valeur de réquisitoire. Un couple de Géorgiens m’a toutefois ouvert la porte de sa chambre ; une pièce de 5 m2, dépourvue de sanitaires. Confinés 24 h/24 h dans cet espace surchauffé, ils subsistent grâce aux distributions de nourriture assurées par les associations. Naïra relève d’une lourde intervention chirurgicale à la tête et son époux est suivi pour un cancer à un stade avancé. Tous deux bénéficiaires de cet hébergement social et d’une prise en charge médicale gratuite, remercient la France pour son aide. Alors que les vents soufflent, et que la pluie s’abat sur le béton, la municipalité à ouvert en catastrophe et pour la troisième année consécutive un centre d’hébergement social d’urgence, situé dans l’ancien bâtiment des associations de la ville ouvert à la mi-décembre l’ancien bâtiment administratif dispose de 16 lits de camps pour les hommes, 4 pour les femmes, sans douche, avec une remise à la rue à 7 h 30 du matin quoiqu’il en coûte. Sorin, un réfugié roumain, a lui aussi bénéficié d’une prise en charge médicale : opéré, il a ensuite été renvoyé à la rue en dépit de son hémiplégie. Une tente lui a été offerte et installée en bord de Seine par les bénévoles de la Croix-Rouge, avant que la police ne lui ordonne de quitter les lieux. Pour subsister, il mendie actuellement dans le centre-ville, en chaise roulante. À n’en pas douter, comme beaucoup des personnes à la rue, il connaît déjà la petite équipe de bénévoles de l’unité locale de la Croix-Rouge de Corbeil-
Essonnes, que je remercie non seulement de m’avoir intégré à ses maraudes nocturnes, mais avant tout, de l’humanité de son engagement envers les plus démunis d’entre nous. 

 

Pour Patric, Dialo, Eric, Mustapha, Adel, Elo, Cheyenne, Gerald, Caroline, Alain, Philippe, Khader, Bruno, Stéphane, Corinne, Monsieur Roux, Jean-Baptiste, Chrystelle, Arnaud, Denis, Jean-Marc, Larbi, Eddy, Audrey, Henriette, Nelly et tout ceux que j’aurai pu oublier merci de m’avoir accueilli.